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L’algorithme utilisé depuis plusieurs années par la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) est-il dangereux pour la vie privée ? De quels abus peut se rendre coupable le système de notation des allocataires basé sur la technologie du datamining ? Dans une enquête publiée vendredi 9 décembre par Radio France, le journaliste Benoît Collombat éclaire les liens de plus en plus numérisés que la CAF entretient avec ses allocataires. Benoît Collombat est interrogé pour Le Chantier par Amandine (rédaction de Nantes).

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MaxPPP / Benoit Collombat à Angoulême pour la présentation du prix du public au festival international de la bande dessinée en 2016

Amandine : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le datamining ?

Benoît Collombat : Le datamining est une technologie qui repose sur une statistique prédictive. Il s’agit de croiser des centaines et des milliers de données ou de fichiers pour essayer de détecter d’éventuels problèmes, d’éventuelles anomalies. C’est une technologie qui est utilisée par la Caisse d’Allocations Familiales depuis les années 2000. La CAF a d’ailleurs été une sorte de laboratoire de cette technologie à l’échelle de la France. Elle a notamment utilisé le datamining pour essayer de détecter des erreurs chez les allocataires, et bien sûr déceler d’éventuelles fraudes. Aujourd’hui, c’est un dispositif technologique qui est devenu l’alpha et l’oméga des contrôles à la CAF.

Pourquoi avez-vous décidé d’enquêter sur cet algorithme ?

Plusieurs associations ou collectifs alertent depuis un certain temps déjà sur ces questions. Ils ont publié des rapports, des recueils de témoignages d’allocataires, qui font part de dysfonctionnements ou de suspensions de prestations complètement injustifiées à leurs yeux. J’ai voulu aller voir de plus près, et j’ai découvert qu’il y avait un système – ce fameux algorithme – qui attribue une note de risque. C’est une note entre 0 et 1 : plus la note d’un allocataire est proche de 1, plus il a un risque d’être contrôlé par la CAF.

Quelle a été votre première piste ?

Dans un premier temps, j’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur le sujet : c’est ce qu’on appelle les sources ouvertes, qui peuvent être des articles, ou des ouvrages. Je pense à un livre écrit par le sociologue Vincent Dubois, que j’ai interviewé pour cette enquête. Il travaille sur ces questions depuis des années et a rencontré à la fois des allocataires et des agents de la CAF. Ensuite, il y a eu pour moi une deuxième étape : identifier des personnes clés, essayer d’avoir des témoignages de l’intérieur, multiplier les sources. Et puis enfin est arrivé le travail de terrain : aller interviewer mes contacts et puis rassembler tout ça. J’ai voulu éclairer l’ensemble de cette histoire, parce qu’il faut bien comprendre que ce datamining, il concerne des allocataires qui ont parfois de gros problèmes : on parle de populations assez précaires, qui sont parfois déjà énormément contrôlées. Il arrive que des allocataires fassent parfois des erreurs de bonne foi et se retrouvent avec des allocations suspendues, ce qui peut être très difficile. Et puis j’ai aussi recueilli des témoignages d’agents de la CAF, syndiqués ou pas, qui me parlent confidentiellement, et qui ne sont pas d’accord avec ce système de notation. Ils protestent contre la numérisation excessive au niveau de la CAF. Aujourd’hui, ils estiment qu’il y a de moins en moins d’humains et de plus en plus d’ordinateurs.

Qu’est-ce qui vous semble le plus choquant dans toute cette affaire ?

C’est que la CAF, selon certains témoignages qui sont loin d’être isolés, ne respecterait pas la loi dans certains cas. Par exemple, quand la CAF suspend une allocation, une prestation, il faut qu’elle explique pourquoi, et il faut que la personne concernée soit informée de ses recours. Visiblement ce n’est pas toujours le cas. Il y a aussi le fait que certaines catégories de la population, de par leur situation déjà précaire, peuvent se retrouver dans une spirale infernale : par exemple si vous êtes en intérim, si vous avez des CDD fréquents, il va y avoir des petites variations dans vos revenus, et bien parfois il suffit que de petites variations “affolent” l’algorithme, et ça va entraîner des contrôles en rafale. Et puis il y a la question de l’opacité : quand des associations comme la quadrature du net ont demandé à avoir le code source de l’algorithme, on leur a répondu par la négative.

Justement, est-ce que ça a été difficile pour vous d’obtenir des infos ?

Du côté de la CAF, on m’a expliqué pendant cette enquête que si on ne dévoile pas le fonctionnement de l’algorithme c’est pour des besoins de confidentialité. D’ailleurs je précise que la CAF se défend de toute irrégularité et explique que son but est d’empêcher les erreurs. Mais c’est un fait que ce système a été institutionnalisé et qu’il pose d’énormes problèmes, à la fois en interne et pour les allocataires.

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Le Chantier / Amandine, de la rédaction du Chantier, pendant l’interview de Benoît Collombat

Radio France a lancé récemment la plateforme alerter.radiofrance.fr, expliquez-nous de quoi il s’agit…

Dans une enquête journalistique, le plus important c’est la source. Alors, c’est depuis longtemps une idée qui nous est chère, collectivement, à la cellule investigation de Radio France : mettre en place un canal sécurisé d’informations. Si des sources, dans des domaines très sensibles, veulent nous contacter, elles pourront désormais le faire en toute confidentialité.

Suite à l’une de vos enquêtes, vous avez reçu une convocation de la part de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure. Selon vous, cette convocation est-elle un mauvais signal pour la liberté de la presse en France ?

J’attends de voir ce qui va se passer, c‘est difficile de commenter comme ça, parce qu’on n’a quasiment pas d’infos. On sait juste qu’on est convoqués par les services secrets intérieurs, mercredi prochain à 10h. Nous serons trois : Jacques Monin, le directeur de la cellule investigation de Radio France, moi et Geoffrey Livolsi, qui est le journaliste avec qui j’avais publié cette enquête en mars 2018. Il s’agissait d’une enquête sur des soupçons de trafic d’influence dans les marchés autour du transport aérien militaire. On nous reproche d’avoir divulgué l’identité d’une personne qui ferait partie des forces spéciales. À ce stade, je ne peux pas en dire plus, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a en ce moment un climat un peu compliqué autour de la liberté de la presse. On a vu récemment une tentative de censure préventive d’un article de Médiapart. Il y a également un journaliste du site Reporterre qui est poursuivi devant un tribunal, parce qu’il a couvert, comme journaliste, l’action illégale d’une association auprès d’un semencier qui utilise des OGM. Tout ça est très problématique.

Propos recueillis par Amandine, de la rédaction du Chantier.