Procès d’une sentence de mort

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Comment ces quelques mots “On ne peut pas accueillir toute la misère du monde” ont-ils eu une carrière si formidable depuis qu’ils ont été prononcés, il y a plus de trente ans, par un Premier ministre, socialiste de surcroît ? Que contient ce peu de mots, ce petit prêt-à-haïr ? Comment, en France, en est-on venu à “criminaliser” l’accueil et l’hospitalité ?

©Michael Bunel / Le Pictorium/MAXPPP – pantin 03/04/2022 Manifestation de soutien aux exilé.es. Deux exilés assis avec leurs pancartes où il est écrit : on ne tri pas les exiles Le collectif Pantin Solidaire a appelé plusieurs autres collectifs, organisations, ONG à manifester dans les rues de Pantin, pour un accueil inconditionnel et égal de toutes les personnes exilées. Alors que le gouvernement français apporte son soutien aux exilés ukrainiens arrivés en France, plusieurs voies s’élèvent pour dénoncer la différence de traitement vis-à- vis notamment des exilés afghans, syriens et autres qui s’entassent dans des campements de fortunes insalubres.

Le 3 décembre 1989,  Michel Rocard, Premier ministre socialiste, déclare, sur le plateau de l’émission 7/7 : “Il faut lutter contre toute immigration nouvelle : à quatre millions – un peu plus : quatre millions deux cent mille étrangers en France – nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. Ce n’est pas possible.” (mis en gras par nos soins).

Toutefois Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens posent les faits : “Car les faits nous montrent ceci : ledit “accueil” de ladite “misère du monde » est de l’ordre du possible, il est même réalisé de facto, et pour sa plus grande part il l’est par des pays dont la puissance économique n’est pas supérieure à la “nôtre”. ”

Pierre Tevanian est philosophe, enseignant, co-animateur du site Les mots sont importants. Il publie, aux éditions Anamosa, en collaboration avec l’expert juriste Jean-Charles Stevens, un ouvrage intitulé : “On ne peut pas accueillir toute la misère du monde” – Pour en finir avec une sentence de mort.

Les auteurs s’emploient à déconstruire mot à mot cette formule mensongère ; chaque mot recèle une contre-vérité, une approximation ! Cautionner tout ou partie de cette assertion, c’est cautionner un mensonge, c’est aussi être l’artisan du malheur des exilé.e.s.

Dès lors que ce slogan est asséné, il n’est plus question de réfléchir mais d’avaler la couleuvre aussi grosse soit-elle ! C’est à la déraison, à l’insensé que l’on est alors voué.e.

Pierre Tévanian s’applique, donc, à un véritable travail d’exégèse pour déminer le chemin qui conduit celles et ceux au supplice quand “[tombe] le couperet” de cette “sentence de mort”.

Oui, ce slogan a semé la mort sur les mers de l’exil -de la Méditerranée à la Manche, des îles Canaries aux côtes espagnoles, un immense cimetière qui entoure la forteresse Europe, et dans ses frontières même : sur les routes, aux cols des montagnes, ou encore à l’arrière de quelques semi-remorques…

La responsabilité de la fermeture des frontières, du quasi-démantèlement de l’asile et des milliers de mort que ces politiques engendrent, n’est pas seulement dilué dans un “nous” indéfini, elle est purement et simplement niée, dans la mesure où le choix politique n’est pas assumé comme tel, mais présenter au contraire comme la simple reconnaissance et le simple accompagnement d’une stricte nécessité. Nul n’étant tenu à l’impossible, il apparaît dès lors illégitime de demander le moindre compte et la moindre remise en question”. (mis en gras par nos soins).

Et de remise en question, il n’en est point à l’ordre du jour : chaque gouvernement, chaque ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin ne fait évidemment  pas exception, s’emploie à durcir les conditions d’accueil, à rendre impossible le séjour régulier empêché par un fatras administratif et à décourager la solidarité, une des valeurs cardinales de notre République, ouvrant grand la porte à la xénophobie la plus décomplexée.

Pierre Tévanian dote le.la citoyen.ne, militant.e ou non, d’un bréviaire de combat, celui qui doit être mené pour extirper cette phrase mensongère, cette fin de non-recevoir, ce prêt-à-haïr du débat public. C’est aussi et surtout un outil critique qui permet de questionner ce qui est donné comme une évidence. 

Terrain Social soutient sans réserve la démarche des auteurs Pierre Tévanian et Jean-Charles Stevens, “pour en finir avec cette sentence de mort”.

Hugues Chevarin

Pour s’impliquer un peu plus : La Cimade, L’humanité passe par l’autre.

D’autres invités de Terrain Social, sur les questions de migration et d’accueil :

#3 – L’Europe et nos amis Noirs – François Gemenne

#40 – Vallée de la Roya : en toute humanité ! – Cédric Herrou

#53 – Villes « accueillantes » : une réponse asymétrique à la question migratoire ! – Anouk Flamant

#68 – Ce que l’accueil fait au territoire (non-métropolitain) et réciproquement ! – Rafik Arfaoui