Dans la phrase « nous sommes en guerre », on a oublié le « nous »

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Pour François Jost, sémiologue et professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne-Nouvelle, quelque chose a manqué dans le récit présidentiel au plus fort du confinement. Entretien réalisé par Sylvie Ducatteau.

François Jost entretien post confinement

François Jost publiera le 3 septembre : “Médias : sortir de la haine ?” (CNRS éditions)
© Vincent Isore / IP3 PRESS / MAXPPP

Avec le recul, comment analysez-vous l’expression “nous sommes en guerre”, utilisée par Emmanuel Macron, et la rhétorique guerrière que parfois l’usage de cette expression a provoqué ?

On en a beaucoup parlé, mais je dois dire que sur le moment, ça ne m’a pas énormément choqué. Ce n’est pas l’usage du terme “guerre” qui me retient le plus. Fallait-il l’utiliser ou pas, on en a beaucoup discuté, mais ce qui était important dans le discours d’Emmanuel Macron, c’était le nous, c’était le : “nous sommes en guerre”, qu’il a répété six fois. C’était un effort pour mobiliser l’ensemble des français dans quelque chose de collectif. Il n’a pas dit ‘je mène une guerre”, contre un ennemi, mais “nous sommes en guerre”.

L’intérêt que ça a eu, c’est qu’en terme de sémiotique, ça résumait extrêmement bien le récit des événements. Il y avait un but assigné par le président c’était : ”je vous mobilise, nous sommes en guerre”. Et pourquoi sommes-nous en guerre ? Pour la santé. Il a d’ailleurs parlé des mesures qu’il fallait prendre “coûte que coûte”.

Dans la crise sanitaire, le président de la République et le Premier Ministre se sont partagé les mots en quelque sorte. Quelle importance cela a eu dans l’exercice du pouvoir ?

Chaque mot est amplifié par les réseaux sociaux, et il faut savoir que la plupart du temps l’usage et la reprise des mots qui sont employés par les politiques est à l’inverse de ce que ferait un linguiste sérieux. Un linguiste sérieux sait que les mots n’existent pas sans usage, et sans une place dans un contexte. Il sait que que c’est au moins la phrase qui compte, et  bien plus encore le texte. Or, ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on s’attache à un mot, à des mots, en les sortant totalement de leur contexte. 

Le terme guerre, il est typique de ça, parce qu’on dit que c’est un vocabulaire guerrier, mais ce qui était important fondamentalement dans l’esprit du président de la République, c’est : “nous sommes en guerre”, c’est de créer une situation qui mobilise l’ensemble des gens. Mais on n’a retenu que le mot guerre, comme quelque chose d’agressif. Or, on a vu par la suite, qu’il y avait des choses qui rappelaient la guerre, en dehors de l’ennemi invisible : c’étaient les rues désertes, le fait qu’on ne pouvait pas sortir, qu’il fallait une attestation pour aller faire ses courses. Soit des situations qui n’existent qu’en situation d’occupation et de guerre.

A l’inverse, on s’est beaucoup interrogé sur le fait que le président de la République n’employait pas le mot “confinement”. Il a surtout parlé de restrictions de notre liberté d’aller et venir. Je pense qu’il y a quelque chose d’important qu’on a vu dans ces deux mois, c’est qu’il se plaçait en tant que président de la République, c’est-à-dire qu’il n’allait pas complètement dans le concret, laissant tout cet aspect là au Premier Ministre et au ministre de la santé. 

Mais ce qui a manqué, je pense, est lié au fait qu’il y a une confusion parce que le Président de la République n’a pas bien dit ce qu’il y a dans le récit canonique : on fait une quête, on va se battre, mais pour des raisons majeures : sauver l’humanité, trouver le graal, etc… 

Là, ce qui n’a pas été défini au départ par le président, c’est que si on était confinés, ce n’était pas pour nous protéger, essentiellement, mais pour éviter l’engorgement des hôpitaux. C’était ça le but du confinement, et il y a là un malentendu, ou en tout cas quelque chose qui n’était pas clair pour les français.

Ce qui est étonnant, c’est ce mot “confinement”, qu’on a jamais entendu autant qu’avant. C’est un terme militaire essentiellement, et puis c’est aussi une punition dans l’histoire des mots, donc il y avait effectivement quelque chose qui a été ressenti très souvent comme une forme de punition, d’autant plus que ça a été assorti de contrôles de police, souvenez-vous, on nous faisait le décompte des dizaines de milliers de contraventions qui étaient appliquées à l’encontre des récalcitrants.

Avec le recul, comment diriez-vous que vous avez vécu le confinement ? 

J’ai l’habitude d’être confiné, parce que quand on écrit, on passe de longues journées sans sortir. Mais il se passait quelque chose à notre insu : cette socialisation le fait de plus voir de gens en face à face faisait que ça agit sur le moral. Depuis qu’on est dédonfinés, je ressens comme tout le monde un retour à un peu de liberté. Même si je n’en profite pas plus, je sais que je pourrais le faire.

Propos recueillis par Sylvie Ducatteau

François Jost publiera le 3 septembre : “Médias : sortir de la haine ?” (CNRS éditions)